Victor Vasarely est un plasticien tout à fait singulier dans l’histoire de l’art du XXème siècle. Accédant à la notoriété de son vivant, il se distingue dans l’art contemporain par la création d’une nouvelle tendance : l’art optique. Son œuvre s’inscrit dans une grande cohérence, de l’évolution de son art graphique jusqu’à sa détermination pour promouvoir un art social, accessible à tous. Victor Vasarely naît à Pécs en Hongrie en 1906. En 1925, après son baccalauréat, il entreprend de brèves études de médecine à l’université de Budapest, qu’il abandonne deux ans plus tard. De cette période, Vasarely a gardé une volonté de méthode, d’objectivité, une soif de connaissance … proche du monde scientifique.
Victor Vasarely ne fut pas seulement le graphiste publicitaire le plus talentueux de sa génération dans les années 1930, et un artiste ayant joué un rôle clé à la Libération en 1944, en fédérant les nouveaux peintres de l’École de Paris. Il ne fut pas seulement après-guerre le père de l’Op Art en France et à l’étranger, soit un intermédiaire parfait entre l’art cinétique de Alexander Calder, Jean Tinguely ou Marcel Duchamp, et le pop art de Andy Warhol, promouvant la fabrication industrielle de la peinture et assumant ses manœuvres de séduction. Il ne fut pas seulement l’artiste immigré le plus charismatique et convoité du petit écran dans les années 1970, la vedette des petits ronds et petits carrés. Il n’a pas seulement célébré un art populaire affranchi de la classe bourgeoise fortunée. Vasarely a fait bien plus : il a porté une tout autre révolution que la trop citée démocratisation de l’art. Il s’est proposé d’exfiltrer la peinture. Elle ne devait plus seulement quitter le chevalet, mais quitter, même, les musées, pour se projeter sur les façades de la cité, comme autrefois, lorsque les palais à la Renaissance rayonnaient sur la place publique, à la vue de tous, à la vue du commun des mortels et de Dieu. Alors que les Trente Glorieuses apportaient leur série de cadeaux empoisonnés, alors que le 1er décembre 1955, on inaugurait au journal télévisé de 20h le HLM d’Ivry jusqu’à la visite des sanitaires, Vasarely avait fêté au printemps l’ouverture de l’exposition pilote de sa carrière, « Le Mouvement », à la galerie Denise René, dans les beaux quartiers, rue La Boétie. De deux airs du temps qui ne se croisent pas, de deux poussées fulgurantes, de deux destins en surenchère, le logement social périurbain, d’un côté, et l’avant- garde parisienne, de l’autre, désormais épinglée au goût nouveau du cinétisme, Victor Vasarely allait forcer une de ces rencontres qui n’arrivent que dans la quatrième dimension. Puisque les pouvoirs publics avaient lancé les grands chantiers et le gros œuvre aveuglément, irréversiblement, l’artiste se démultiplierait grâce à un art d’ubiquité, la plasticité vasarélienne. Un art préfabriqué qui lui survivrait comme les manuscrits ont survécu à leurs auteurs à compter du siècle de Gutenberg, et dont la grande imprimerie du futur serait : une fondation. Immense réservoir de formes et de couleurs, un alphabet plastique à la disposition des autres peintres mais surtout de celle des urbanistes, architectes, chercheurs en sciences humaines, de son temps et d’après. La Fondation, incarnée dans le Centre architectonique à Aix-en-Provence, c’est, de 1976 à aujourd’hui, cinquante ans de futur. Cinquante années passées à proposer le futur, à travers, du vivant de l’artiste, la consolidation d’un modèle à exporter dans le monde et dans le temps, et cinquante ans à le préparer, mission que le nouvel édifice, bientôt flambant neuf, reflète et actualise tel un héritage au cœur d’un palais épiscopal. Comment Vasarely est-il passé d’une vie sobre et raisonnable à une vie si mythique ? Comment est-il passé des gagne-pains très lucratifs de la publicité à l’initiative la plus périlleuse et risquée qu’un artiste ait jamais conçue ? Parcours d’un peintre en révolution, de la prime enfance aux pas de géant dans l’Op Art…
Vasarely est né le 9 avril 1906 à Pécs, en Hongrie. Le petit Gyözö Vásárhelyi, de son nom originel, passe son enfance dans les villes d’eaux de l’ouest, de l’actuelle Slovaquie, des endroits peuplés de casinos et de centres hôteliers où travaille son père, le sien ayant dilapidé la fortune familiale constituée par les aînés qui étaient propriétaires terriens. Les jours sont heureux, radicalement troublés cependant par l’arrivée de la guerre et un exode forcé à Budapest en 1919, à 13 ans. À cet âge, Vasarely a déjà l’esprit d’étude, une maîtrise du dessin, le goût de la sérialité ; rangées de fleurs, d’insectes et de coquillages, de conserves et de confitures de sa mère à la cuisine, ainsi qu’un intérêt pour le folklore hongrois constellé de fleurs diaprées sur les vêtements paysans, sans oublier le rouge, blanc et vert du drapeau national. Sur le plan psychologique, il est tout autant mû par le contraste, capable de passer de « la mélancolie la plus noire à la gaieté la plus folle». La passion des progressions, l’attachement aux rites et aux sensibilités ethniques, au même titre qu’aux coloris grisants et aux états différentiels : tout est là de son futur projet adulte de « Cité polychrome du bonheur », l’intitulé utopique de la Fondation. Dès le plus jeune âge, Victor Vasarely se sent relié à toute l’humanité, confie-t-il rétrospectivement. Dans un parc public de Budapest, il découvre un pavillon en forme de rotonde, orné à l’intérieur d’une fresque circulaire célébrant l’entrée conquérante du chef du peuple magyar. Le garçon aux attitudes méthodiques tient ici les pièces détachées de son rêve, un trompe-l’œil aux dimensions monumentales : le jeune adulte a trouvé ce qui le meut. En 1925, il remporte le baccalauréat.
Vasarely s’inscrit en faculté de médecine, et, interchangeant les cours, s’invite aux leçons de dessin d’anatomie ; études de muscles, squelette, système nerveux, système sanguin. Ces études seront détruites sous les bombardements de 1944. Après deux ans, soucieux d’accéder à une indépendance financière, il délaisse l’université et devient archiviste, aide-comptable et dessinateur d’encarts publicitaires dans le laboratoire pharmaceutique qui l’embauche, avant d’intégrer une firme allemande de roulement à billes. L’ancien étudiant commence à acquérir des fondamentaux graphiques en réalisant des billes géantes dans un flot de lumière ou sous des angles axonométriques. En feuilletant un jour une revue, Vasarely s’arrête sur une annonce alléchante. « L’Atelier », dit le Mühely en hongrois, promet de donner un métier aux futurs artistes sur la base d’un enseignement des arts les plus avancés de l’époque. Son unique professeur, Sandor Bortnyik, répand la doxa de l’avant-garde constructiviste telle qu’on la divulguait au Bauhaus, la réputée école d’arts appliqués, fondée par Walter Gropius à Weimar en 1919, et qui a vu passer des âmes aussi célèbres que Vassily Kandinsky ou Paul Klee. Fin de l’art figuratif, fin de l’anecdote, fin du romantisme en peinture, fin du vedettariat… La priorité est aux recherches abstraites, à la géométrisation des plans, à l’apprentissage des techniques et des supports, règle, compas, équerre en main. « Bortnyik a très bien su nous débarrasser de cette vision bourgeoise de l’art, le tableau trônant dans le salon et “représentant” la Nature, Dieu ou n’importe quoi dans son beau cadre doré ; tranche arbitraire de réalité soigneusement découpée », écrit-il dans Vasarely Plasticien. C’est au Mühely, dans ses très modestes locaux, n’accueillant que peu d’élèves, que le bel Hongrois fait la rencontre de Claire Spinner, qu’il épousera en 1931, et qui collaborera à beaucoup de ses travaux.
En 1930, Vasarely, comme tant d’artistes, émigre à Paris, où Claire le rejoindra un an plus tard et où ils auront la surprise bien assumée d’un fils, André, un futur médecin, naissance suivie en 1934 de celle de Jean-Pierre, qui deviendra l’artiste Yvaral et le père de Pierre Vasarely. C’est une vie de bohème qui est menée par le jeune immigré, installé d’abord rue des Écoles, Rive gauche, puis à Montrouge avec un premier atelier, à Arcueil ensuite, quand plus de moyens le permettent, étape qui correspondra à l’ouverture d’une agence de publicité employant très tôt des assistants. Vasarely, en effet, a pu poursuivre ses activités publicitaires dès son arrivée, en se faisant remarquer, et recruter, par trois agences de prestige ; Havas, Devambez, et Draeger où il manie l’aérographe, un pistolet à peindre qui diffuse la matière comme une fine brume, sans facture ni trace de la main… Ce métier alimentaire qui rapporte, ouvre expressément la voie à ses recherches de plasticien, et à ses premiers constats sur la psychologie humaine et la façon dont les cerveaux humains peuvent absorber les images et traiter l’information visuelle.
Le huitième art lui inspire une théorie de l’art pour tous, sur laquelle il revient en 1977 : « La variété extrême de sa forme (affiches, affichettes, panneaux-réclames, calendriers, encarts, couvertures de revues, dépliants, prospectus, annonces, etc.) amène le dessinateur publicitaire à mettre une sourdine à sa personnalité et, au besoin, à sacrifier le goût, le genre, la compréhension et le style de son travail. Pensez au nombre des articles, des marchandises de toutes sortes qui se vendent par la publicité. Pensez au vaste domaine de la propagande d’intérêt public ou politique, aux manifestations des Arts et de la Science, à l’Éducation, à la presse… Vraiment il n’existe pas d’activité humaine de nos jours où l’on n’a pas recours à une forme quelconque de publicité. » Une bonne publicité arrête immédiatement l’œil des passants grâce à la rapidité du message qu’elle communique. Le contenu signifiant se confond avec l’appréciation des signes ; Plastiquement, ce sont déjà, au cœur même de la figuration, des rayures rouges déformées arborant des linéaments convexes et concaves, l’Op Art qui sommeille…
Le graphiste fait feu de tout bois, et c’est dans les allers et retours du métro parisien, en 1938, lorsqu’il doit longer, à la station Denfert-Rochereau, d’interminables couloirs au sol et aux murs pavés de carreaux blancs qu’il remarque les mille fissures de la faïence, des craquelures irrégulières qui seront à l’origine dix ans plus tard de dessins de lignes fines avec effets de rupture et de décrochage exécutés de mémoire, à la plume.
Le 3 septembre 1939, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne. Victor et Claire n’oublient pas qu’ils sont des étrangers, comme ils le disent, des ressortissants d’un pays resté neutre dans le conflit. Tout au long des hostilités, l’artiste va chercher à protéger sa famille et continuer à exercer son métier pour la nourrir. Il la fait installer dans le Lot à Saint-Céré, et décide, quant à lui, de rester à Paris, où il fréquente le Café de Flore et les Deux Magots où se rendent Picasso, Jean-Paul Sartre, Simone Signoret, et une jeune femme brune volubile et passionnée qui sera décisive : Denise René. En visitant les locaux de la maison de couture de sa tante rue La Boétie, Vasarely prendra connaissance de la technique de la « ballotine », une peinture souple qu’on applique au cornet et qu’on sèche avec de la poudre de verre, au rendu lumineux et d’une brillance phosphorescente. Les temps sont durs à Arcueil, Vasarely n’a pas grand-chose pour se chauffer. Avec Denise, ils refont le monde, et songent, sur une idée de Victor, à ouvrir une galerie d’art dans l’immeuble familial de la rue La Boétie. À cause de l’Occupation, Vasarely est contraint de fuir et d’emménager chez un paysan dans la Nièvre jusqu’en 1943. Le retour parisien s’effectue au début de l’année 1944, la guerre n’est pas finie que Vasarely est déjà en train d’encadrer ses Études graphiques, un corpus d’œuvres qui doit constituer l’exposition d’inauguration de la galerie Denise René. Psychologiquement, la remontée est éprouvante : « Les horreurs des bombardements, des camps de concentration, m’ont bouleversé, révolté… Fiévreusement, je cherchais une nouvelle expression libre, débarrassée de ma discipline scolastique que je sentais vieillir. Pour exprimer mes idées-sensations, pour manifester mon option idéologique, pour me défouler […] il fallait que je crée», confie-t-il en 1977. Vasarely crée et soutient ses pairs aussi, en réunissant, galerie Denise René, les peintres qui seront demain parmi les maîtres de l’École de Paris, Jean Dewasne, Hans Hartung, Jean Deyrolle, Gérard Schneider, Marie Raymond, entre autres, avec l’accrochage « Peintures abstraites ». L’immédiat après-guerre est au surréalisme et à la mise en lumière de maîtres méconnus, Malevitch, Kandinsky, Albers, Klee, Mondrian. Vasarely, très perturbé, emprunte selon ses mots des « fausses routes », telle qu’une géométrie naturaliste ou symboliste, des sortes de compromis très lointainement figuratifs qui ne déploient pas encore pleinement l’abstraction. Certaines sont toutefois des percées essentielles, comme la période « Belle-Isle », en 1947, issue de l’observation des galets aux formes ellipsoïdales ainsi que des morceaux de verre brisés et polis par les vagues sur la plage. Ou encore la période « Cristal-Gordes » qui suit un choc visuel reçu dans une maison de Gordes, village dans les Monts de Vaucluse où il passe l’été 1948 sur une invitation de son ami Deyrolle : « un petit fenestron carré, ouvert dans un grand mur, diffuse tant de lumière », s’émeut-il ; c’est la prise de conscience, sous le soleil du Midi, des potentiels de contrastes du jour et du contre- jour. C’est par l’abstraction que seules les lois de la physique peuvent être retrouvées, d’après Vasarely, car, pour répondre à Renoir qui exhortait à travailler d’après la nature, « quelle que soit l’imagination que l’on ait, comment inventer, ne serait-ce que la diversité du feuillage d’un arbre? »
Depuis plusieurs années, Vasarely manipule des calques transparents imprimés de tracés graphiques qu’il superpose de manière à obtenir des reliefs en mouvement connus sous le nom de moirage. Cette recherche est à la base de ses Tableaux profonds cinétiques. 1951 signe l’expérimentation des Photographismes, des jeux d’épreuves photographiques tirées en positif et négatif. Le passage de la peinture au dessin, à la photo, et à tout autre médium fait partie des stratégies d’une recherche indifférente aux conventions de genres. Au début des années 1950, le premier groupe de l’École de Paris que coordonnait Vasarely, à savoir Hartung, Schneider, Poliakoff, Dewasne et Deyrolle, se disperse. C’est l’occasion de se concentrer sur des travaux de plus en plus cinétiques, à compter entre autres d’une œuvre coup d’envoi en 1952 : Hommage à Malévitch, qui repart du Carré noir sur fond blanc de 1913 du peintre russe, et qui précéda le Carré blanc sur fond blanc de 1918, stade ultime de la géométrie euclidienne en art que Vasarely comprend comme un degré zéro, la déclaration de mise à mort d’une tradition millénaire : « On ne pouvait manifester de manière plus limpide l’urgence de faire autre chose. » Son « hommage » est une mise en situation cinétique : le carré bouge. « En faisant pivoter légèrement le carré, j’obtiens un losange, faisant naître un nouvel espace illusionniste». Le cinétisme vasarélien est né, et il sera encore formidablement résumé par l’artiste lui-même dans son ouvrage Vasarely Plasticien en 1977 : « Pour moi, le cinétisme est ce qui se passe dans l’esprit du spectateur quand son œil est obligé d’organiser un champ perceptif tel qu’il est nécessairement instable», comme dans le vase de Rubin, du psychologue danois Edgar Rubin en 1915, dessin schématique noir et blanc ou bicolore dont l’expérience fait voir en concurrence deux visages de profil et un calice, dans une réversibilité fond-forme. Autrement dit : l’œuvre est cinétique ou plutôt optique (car le cinétisme désigne aussi le mouvement mécanique en art) quand elle déjoue les principes de la Gestalt Theorie, dont la science, née au XIXe siècle, avait établi que la perception traite spontanément les phénomènes visuels en grands ensembles structurés, et c’est sur cette vérité physiologique que l’historien de l’art Clement Greenberg a célébré la peinture abstraite de son pays, la peinture américaine des années 1950-1960, telle qu’elle organisait la toile en champs de couleurs pures et en plans orthogonaux. À partir de ses avancées, Vasarely entre dans une phase d’euphorie et de rigueur créatrices où plusieurs familles de recherche se bousculent et se complètent ; jeux d’inversion, d’image-miroir, photogrammes purgés des gris intermédiaires, soit la période « Noir-Blanc » jusqu’en 1963 ; développement des « Naissances » qui enrichit son attrait pour les réseaux de traits linéaires… Du 6 au 30 avril 1955, à la galerie Denise René, Vasarely orchestre avec le conservateur suédois Pontus Hultén « Le Mouvement » qui est avant tout l’exposition d’ « un » mouvement : celle d’une tendance, le cinétisme, un rendez-vous d’artistes de deux générations qui ont pour préoccupation, commune et centrale, l’espace-temps. Ce sont les mobiles de Calder, les cibles tournoyantes de Marcel Duchamp, les reliefs motorisés de Jean Tinguely, ou le film Form Phases IV du cinéaste expérimental américain Robert Breer. Le vernissage est un succès et « Le Manifeste jaune », une feuille au format A4 jaune qui se déplie, divulgue les préceptes de cette avant-garde : « L’ère des projections plastiques sur écrans plans et profonds, dans le jour ou l’obscurité, commence. » À la même époque, dans des écrits complémentaires, Vasarely est persuadé que l’avenir est aux ektachromes qui permettront d’envoyer des peintures par la Poste, et qu’un jour il sera possible de projeter des toiles de Léonard de Vinci sur de grands murs, et, d’une certaine façon, les années 1960 à la mode des spectacles de « Son et Lumière » allaient lui donner raison à moyen terme, sans parler du XXe siècle et de la numérisation des œuvres et des visites de musées virtuelles…
Nous sommes en 1959 et Victor Vasarely devient citoyen français, au moment où il s’apprête à créer un système de production digne de la fabrication industrielle en chaîne, censé partout répandre, dans un esprit Bauhaus et Mühely, ses grands thèmes graphiques sur les objets ménagers comme sur les murs de la ville. Cette même année, il dépose le brevet de « L’Unité plastique », qui soude la base du principe de ses petits ronds et petits carrés en passe de devenir si populaires. Il s’agit de poser là les jalons de son Alphabet plastique. Il s’agit de travailler à partir d’unités de deux types qui s’emboîtent : un « fond » toujours carré accueille une « forme » qui peut être un cercle, une ellipse, un rectangle, un triangle, un losange, un carré (de taille i nférieure au carré du fond). Ces petites pièces se comparent volontiers aux atomes d’hydrogène composés d’un noyau positif et d’un électron négatif, lesquels génèrent tension et champ magnétique ; la science n’est jamais quittée des yeux, avec Vasarely… Cet alphabet donne ainsi naissance à des compositions en damier où chaque fond fait office de carré et chaque forme de figure, selon un abécédaire systématique. En 1959, les fonds possibles sont deux rouges, deux jaunes, deux violets, trois bleus, trois verts, du blanc, du noir, du gris ; et les figures, très précisément, deux carrés, deux cercles, deux losanges, deux demi-disques, deux doubles bâtonnets, six ellipses ainsi qu’un triangle. Le potentiel combinatoire est donc infini. Un an plus tard, en 1960, l’alphabet prend véritablement sens en désignant son objet : le « Folklore planétaire », un art à appliquer universellement et dont le contenu pourra être infléchi en fonction des préférences locales et des particularismes ethniques : une géométrie polychrome apportant joie et fête à tous les intérieurs domestiques et toutes les cités du monde. L’artiste évoque un « immense réservoir de stimuli harmonisants ou exaltants » apportant la santé aux agglomérations urbaines. En 1961, Vasarely et sa famille déménagent à Annet-sur-Marne. L’atelier aux allures d’usine emploie plusieurs assistants qui exécutent manuellement des « prototypes-départs », c’est-à-dire des programmes d’œuvres, qui sont encodés via un système de grilles de numérotation sur le dessin des œuvres, comme un code-couleur sur un patron, avec des chiffres à l’endroit des fonds carrés. En 1964, l’Op Art pour « optical art », nommé ainsi Outre-Atlantique par un journaliste du Times, envahit peu à peu en Europe comme à New York magasins de vêtements, plateaux de télévision, grandes enseignes, vitrines, kiosques à journaux, revues… Assez vite, à Paris ou sur la cinquième avenue, le Prisunic, les Galeries Lafayette, les boutiques de Pierre Cardin, Paco Rabanne, Courrèges, l’émission « Dim Dam Dom. » et autres facéties télévisuelles de Jean-Christophe Averty, mais aussi le cinéma, celui d’Henri-Georges Clouzot avec L’Enfer (inachevé, 1964), ou de films d’espionnage, de science-fiction et de parodies du genre (Casino Royale, 1967) s’approprient, récupèrent, réinterprètent, plagient les damiers renflés, les rayures affolées, les cibles concentriques, les pois sautillants, en un mot la grammaire visuelle de Vasarely et de ses disciples, dont son fils Yvaral. Ces artistes produisent au seuil de Mai 68 des effets esthétiques inédits et un discours politique d’insoumission. Vasarely devient le meneur d’une vogue qui révolutionne l’expérience artistique : ne plus s’ennuyer au musée, et même s’y amuser grâce à des peintures à illusions d’optique, des objets instables, faits de Plexiglas, de métal, de stroboscope, de jeux motorisés de lumière, et à la manière de Luna Park dans les Biennales d’art. À New York, une rétrospective « The Responsive Eye » (« l’œil qui réagit ») consacre internationalement l’Op Art : Vasarely y est le maître suprême, avec Josef Albers. Mais quoique couronné de tous les succès, il ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, car à ses yeux seule la moitié a été parcourue. En 1966, il est mûr : mûr pour rédiger son projet de fondation…
Le père de l’Op art
Un humaniste moderne
Pauline Mari
AUX SOURCES D’UN PROJET DE VIE POST-MORTEM
1906-1925 : les années de jeunesse, sérier les images
1928-1930 : le Mühely, un Bauhaus hongrois
1930-1939 : LA PUBLICITÉ, ART DES FOULES, ART DE DEMAIN
1939-1948 : la guerre, pacifisme et reconstruction
1948-1955 : le cinétisme en marche
1959-1965 : un système Op-timal